ANALYSE

Analyse

 

Sur cette page, vous trouverez des éléments de compréhension du film L’Épine dans le coeur : un découpage séquentiel ; des indications sur la forme du film ; deux analyses de séquences, une sur la figure de la mise en abyme présente à de nombreuses reprises dans le film, l’autre consacré à l’espace sonore ; des réflexions sur des motifs récurrents du film, le petit train, la fenêtre ; des portraits sonores des protagonistes du film ; des explications sur le drame du tancarville et la projection du film Remorques dans les décombres de l’ancienne école à Villemagne.

 

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DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL

Réalisé par Jehanne Bréchet-Bouix

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SÉQUENCE 1
0’00 -> 5’17

Pré-générique.
En montagne, de nuit, une cour sous la pluie et l’orage. Dans la cuisine, une grande tablée à l’ambiance chaleureuse où Michel Gondry, au centre, lance «Allez, on filme, et on trinque à Suzette». Cette dernière qui est à sa gauche, se lance dans le récit de repas pantagruéliques dont son mari, Jean-Guy, a eu bien du mal à se remettre. Prise d’un fou rire, elle termine difficilement son histoire.

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SÉQUENCE 2
5’18 -> 6’42

Générique monté à partir de séquences de films Super 8 de la jeunesse de Suzette, en famille, en vacances, mais aussi d’enfants jouant dans une cour d’école.

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SÉQUENCE 3
6’43 -> 11’34

Assise dans les bois, l’équipe de tournage écoute Suzette évoquer sa famille et son premier poste. Sa voix nous emmène le long d’une route cévenole en hiver. Nous la retrouvons sur un pont du hameau des Salles. Son ancienne inspectrice commente et lit à haute voix les rapports sur les mauvaises conditions, pendant que Suzette retrouve son ancienne école. Les deux femmes rient.

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SÉQUENCE 4
11’35 -> 18’43

Première occurrence d’une maquette de train, quittant Les Salles pour rejoindre Montjardin, sur l’air du Petit Train de la Mémoire.
 Suzette découvre un tatouage sur le bras d’un ancien élève, une pensée dessinée avec l’expression «à ma mère». Déjeuner de famille dans la cuisine de Suzette avec son fils Jean-Yves. Il montre la scierie du père, Jean-Guy, que l’on aperçoit dans un film d’archive, et Suzette et Jean-Yves évoquent son manque de vocation et son embarras à le dire à son père. À la rivière, suite à un malentendu qui a provoqué un cauchemar chez Michel Gondry, Suzette avoue son agacement envers Jean-Yves.

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SÉQUENCE 5
18’44 -> 24’01

Deuxième occurrence du train arrivant à La Mouline. Suzette cherche à rentrer dans son ancienne école. Elle raconte son expérience avec les enfants de Harkis rapatriés en 1963. Elle échange avec un ancien élève sur leurs souvenirs communs.

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SÉQUENCE 6
24’02 -> 29’50

Au son de l’accordéon, troisième occurrence du train arrivant à Villemagne. Suzette découvre 
les décombres de son école. Il ne subsiste plus que la cabine de projection en béton. Jean-Yves évoque sa relation difficile avec sa mère dans sa jeunesse, puis les films de famille en Super 8 qu’il réalisait. Un extrait en témoigne, comportant son propre commentaire et un air d’époque. Sur le quai de la gare de Millau et au son du Petit Train, tentative de travelling avec un fauteuil roulant récalcitrant. A Villemagne, préparatifs pour inviter à une projection.

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SÉQUENCE 7
29’51 -> 32’31

L’équipe de tournage organise une séance de cinéma dans les décombres de l’école : Remorques de Jean Grémillon est y projeté.

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SÉQUENCE 8
32’33 -> 36’58

Jean-Yves confie sa préférence envers les garçons. Michel Gondry interroge longuement Suzette à ce sujet et sur les raisons du silence de Jean-Guy. Elle s’épanche sur la rudesse de sa propre éducation cévenole.

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SÉQUENCE 9
36’59 -> 39’03

«Le Drame du Tancarville reconstitué» : Michel Gondry demande à sa tante et à son cousin de rejouer une scène qui s’est déroulée la veille, où Jean-Yves, coincé aux toilettes, a appelé sa mère en criant comme un nouveau-né.

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SÉQUENCE 10
39’05 -> 42’45

Quatrième occurrence du train, pour Revens. Suzette y retrouve Mme Boyer, visite sa salle de classe et rejoint Régis, un ancien élève, dans son champ.

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SÉQUENCE 11
42’46 -> 47’54

Le train pour la cinquième fois nous emmène à Arrigas. Nous entrons dans la nouvelle école où Suzette répond aux questions préparées par les élèves, avant de leur faire revêtir des habits invisibles.

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SÉQUENCE 12
47’55 -> 58’16

Suzette évoque en pleurant la mort de Jean-Guy, et le fait de l’avoir dissimulée à Jean-Yves pendant deux jours pour que sa petite fille puisse réussir le Bac. Des amis proches relatent la dépression de Jean-Yves et l’aide qu’ils lui ont apportée. Paul Gondry, sur la demande de son père, commente la période new-yorkaise de Suzette, quand elle veillait sur lui. Dans les bois, Suzette raconte l’histoire du Chemin des Morts qui descend au cimetière.

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SÉQUENCE 13
58’17 -> 1h04’05”

Sixième occurrence du train pour Camprieu.
Dans l’école, Suzette évoque les difficultés du
 site. L’institutrice qu’elle a aidée, toujours en poste témoigne. L’ancienne inspectrice rappelle l’avant-gardisme de Suzette, qui emmenait ses élèves à la piscine.

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SÉQUENCE 14

1h04’06” -> 1h07’33”

Jean-Yves raconte sa solitude au village et sa passion pour le modélisme qui occupait tout son temps libre.
 Michel Gondry interroge tour à tour Jean-Yves, devant son train miniature, et Suzette, à la rivière, sur une éventuelle dénonciation aux impôts, puis sur la dissimulation de la mort du père. Suzette pleurant, révèle que Jean-Yves est une épine dans son coeur.

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SÉQUENCE 15

1h07’34” -> 1h13’32”

Septième et dernière occurrence du train qui file sous les châtaigniers.
À Aubord, deux anciennes élèves évoquent leur souvenirs avec Suzette. Plus tard, dans un garage, Suzette est émue aux larmes. À la rivière, Michel Gondry lui confie sa culpabilité de l’avoir fatiguée lors du tournage de La Science des Rêves.

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SÉQUENCE 16

1h13’33” -> 1h20’50”

Projection des rushes. À la rivière, Suzette évoque sa relation avec Michel Gondry enfant, puis celui-ci la console. Chez elle, avec Jean-Yves, à la question de Michel Gondry sur la possibilité d’échanger entre eux au sujet de la disparition de Jean-Guy, Jean-Yves admet se sentir trop coupable pour pouvoir en parler, et quitte le champ de la caméra. Michel Gondry se filme avec sa tante, devant la fenêtre. Dans la cour, il neige.

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SÉQUENCE 17

1h20’51”

Générique final.

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UN FILM PROTÉIFORME

 

L’idée de départ du documentaire devait être un portrait de Suzette, la tante de Michel Gondry, afin d’évoquer à la fois les conditions de vie des instituteurs et celles des harkis dans les Cévennes dans les années 50 et 60. Or, le film adoptera un ton plus intimiste, plus grave, devant deux révélations. La fraîcheur de traitement et l’abord ludique du dispositif cinématographique qui sont la marque du style Gondry, éviteront au film de sombrer dans la noirceur des souffrances tues.
C’est en effet avec beaucoup de finesse et de subtilité que Michel Gondry saura alterner des scènes d’échanges de paroles, de confessions, d’expositions ou d’observations, tout en y mêlant, comme à son habitude, des animations ou des mises en abyme. Nostalgie des images du passé et du bruit du projecteur mêlé à la voix off, fragmentation de l’espace et du temps pour un traitement poétique, effet comique de la citation sonore du « Petit Train de la Mémoire » ou de la reconstitution du Drame du Tancarville, rires ou larmes partagés par l’utilisation du « in medias res », tous les effets, ou presque, du cinéma, y passent pour nous toucher, comme pour nous enchanter.
Il déploie thèmes, personnages, supports et formats, pour aboutir à un film-kaléidoscope, à plusieurs facettes, chacune révélant un aspect différent. Pour le spectateur c’est une expérience vertigineuse, car il sera convié malgré lui par le réalisateur à être non seulement témoin, mais « acteur » de ce dispositif, en assimilant son regard à la caméra.

 

Double trajectoire narrative

 

Au double hommage rendu au cinéma et à sa famille, répond une narration également dédoublée : l’officielle, la vie de Suzette en tant qu’institutrice, et en filigrane, le non-dit, les blessures intimes.

Au premier niveau, sur le portrait de Suzette, se greffent des sujets annexes : les conditions de travail d’une institutrice de la fin des années 50 aux années 80, la découverte d’un territoire, l’exode rural et les conditions de vie des harkis rapatriés.
Et c’est dans la figure de Jean-Yves que « s’incarnera » la seconde narration, personnifiant la charge émotionnelle du film. S’y déploieront en sous-texte la délicate relation mère-fils, les souffrances et la culpabilité, le travail du deuil, la défection du statut de mère au profit de celui d’enseignante, l’éducation cévenole.

A chacune de ces narrations correspondent des cheminements extérieurs et des cheminements intérieurs.
La mobilité du corps de Suzette, ses déplacements dans un territoire à la découverte des écoles, symbolisés par les caméras subjectives ou la progression du train rythmant et chapitrant le film, pour l’histoire officielle.
L’effet de la voix diégétique devenue off, et la progression de Jean-Yves sur la route faisant son coming-out pour l’intime.

Différentes approches documentaires

 

Avant tout, Michel Gondry se définit comme « étant à la place de celui qui veut transmettre un savoir […] pour permettre au spectateur d’y accéder ». Présent presque en continu dans le film, il endosse tour à tour différents rôles : metteur en scène, personnage, catalyseur, mais également médiateur. De ce changement de statut découle une modification de la nature même du documentaire.
En premier lieu, l’Épine dans le Coeur lie deux des trois tendances à l’origine des films documentaires : le film de voyage (nous accompagnons Suzette dans les lieux qu’elle a connu) et celui d’avant-garde (de nombreuses mises en abyme et un travail sur le montage et sur la matière sonore).
L’originalité réside également dans la combinaison des différentes approches du documentaire dont Bill Nichols en 2001 proposait une grille de lecture pour en distinguer 6 modes. Définis en tant que stratégie de réalisation, ces modes ne sont ni courant, ni école, mais une pratique opératoire pouvant se combiner ou se moduler comme c’est le cas ici.
Ainsi, le film mêle l’approche observationnelle, poétique, réflexive, et interactive/participative.

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L’APPROCHE OBSERVATIONNELLE

Approche à la base même de la démarche documentaire, et de celle du cinéma avec les frères Lumière.
Effet de réalité fort et appuyé, le regard du spectateur est assimilé à l’objectif de la caméra, et assiste aux scènes. Les personnes filmées en continu deviennent « personnages » et entrent dans notre intimité.
Pour exemples, Michel Brault, en 1958 avec Les Raquetteurs ou D.A. Pennebaker en 1967 avec Don’t Look Back.

Dans le film, ce sont les séquences où Michel Gondry est absent (la conversation téléphonique chez la voisine de la Mouline – 18’54”-20’07” ; les dames dans la rue pour le loto – 44′), ou bien filmé parmi les autres, sans son statut de réalisateur ni même celui de neveu (la séance de cinéma dans les décombres -30’50”).

 

Don’t Look Back de D.A. Pennebaker

La Pluie de Joris Ivens

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L’APPROCHE POÉTIQUE

Assez proche du mode observationnel, la démarche est de construire des formes cinématographiques exploitant les possibilités expressives du cinéma à la fois pour découvrir des espaces et structurer des temporalités. La grande référence depuis 1929 est La Pluie de Joris Ivens.

Le montage des séquences en Super 8 avec la musique au tempo nostalgique, les prises de vue extérieures des paysages cévenols ou de Suzette par la fenêtre, ainsi que l’ouverture ou la fin du film dans la cour se réfèrent à ce mode.

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L’APPROCHE RÉFLEXIVE

La référence historique est L’Homme à la Caméra (1929) de Dziga Vertov,  qui présente à la fois l’opérateur, la caméra, la monteuse du film, le projecteur, la salle de cinéma… C’est le type même de l’auto-représentation du film et de l’auteur, où le spectateur assiste au film en train de se faire.

C’est le cas pour une grande partie de L’Épine dans le Coeur (cf Mise en abyme) ainsi que pour son autre documentaire Conversation Animée avec Noam Chomsky réalisé en 2013 : le réalisateur, refusant de se filmer en continu auprès du linguiste, passera par le dévoilement du procédé et l’animation de ses propres dessins. 
Mais l’approche réflexive vaut également pour le sujet : ici, c’est la tante et le cousin du réalisateur qui ont ce rôle, filmés dans le cadre familial, et Michel Gondry apparaît à sa place de neveu, enfant ou jeune parent, sur les films en Super 8, dans les repas de famille.

L’Homme à la Caméra de Dziga Vertov

Chronique d’un Eté de J. Rouch et E. Morin

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L’APPROCHE INTERACTIVE/PARTICIPATIVE

Dans ce mode, nous retrouvons l’idée de Jean Rouch à propos de la caméra «participante». 
L’effet de réalité produit tient aux interactions entre les personnes filmées, et entre elles et le cinéaste. Le montage, discret, y est important néanmoins, affirmant la cohérence de ce qui a été filmé, puisque les personnes ou les événements se sont révélés grâce à la caméra. Ainsi, en 1960, Jean Rouch et Edgar Morin dans Chronique d’un Eté organisaient puis filmaient une rencontre entre plusieurs jeunes gens issus de milieux différents, dont les échanges se révélaient bouleversants.

Ici, la progression du second récit, plus intime, révélée par les questions de Michel Gondry ou de Jean-Louis Bompoint, découle de cette approche qui lie intimement le spectateur avec les personnages. Le risque peut être celui de l’intrusion, déjoué par le cinéaste, qui reste pudique devant les larmes de sa tante et de son cousin.

Différents supports et formats

 

Michel Gondry compose son film comme un collage, à partir de plans ou de séquences, tirés de films d’archive en Super 8, et du tournage qui s’est étalé « sur plusieurs étés, un automne et un hiver ».
Les images ont été enregistrées à partir de trois appareils différents. Le format, la définition, le son varient selon les caméras utilisées : deux supports pellicule différents, une caméra 35mm (dès l’ouverture), et une caméra Bolex 16mm (pour les occurrences du petit train par exemple). Puis un support numérique avec une caméra mini DV (comme lors des passages dans la cuisine ou au bord de la rivière). Le choix du support ne semble pas induire une intention préalable de Michel Gondry : les trois seront utilisés pour les entretiens.
Ces images « récentes » se mêlent ensuite aux images d’archives, familiales ou scolaires, en noir et blanc ou en couleurs, sur support papier ou pellicule Super 8, fixes ou animées.
Viennent s’y joindre les trois séquences animées en stop motion par Valérie Pirson (24’47”- 57′ – 57’13”), celle du trucage numérique pour les habits transparents (45’55”),  ou encore celles d’une mise en abyme « directe » (l’image filmée est celle d’une seconde image projetée sur un écran, comme pendant la projection du film Remorques -32′ -ou celle des rushes -1h13′).
Et enfin, celles de la maquette du train, symbole de la progression de village en village, chapitrant le film, sont à la fois une dédicace à Jean-Yves (le créateur) et au trucage de cinéma -11’38” – 18’44” – 39’06”- 42’47”…).

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LE PETIT TRAIN DE LA MÉMOIRE

La citation sonore qui fait appel à la mémoire collective des anciennes générations, dont celle de Michel Gondry, n’est pas fortuite. La musique du Petit train de la Mémoire accompagnait un interlude sur les écrans de télévision à l’époque de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française, de 1964 à 1974). Le téléspectateur découvrait un train miniature proposant un rébus défilant dans des paysages français. Ces films de 5 minutes réalisés par Maurice Brunot comportaient un trucage, un simple raccord de perspective. Ils étaient destinés à faire patienter le spectateur lors d’un problème technique de retransmission ou pour simplement caler le direct.
Cette référence vient souligner l’intention de l’auteur qui se sert du train miniature de son cousin pour chapitrer son documentaire. Chaque village traversé par le train est accompagné d’un panneau précisant le nom du lieu où Suzette a enseigné, et ouvre sur une nouvelle séquence in situ. Cette citation, au titre signifiant, à la musique hyper-référencée issue d’une époque où la télévision était publique et avait une mission d’éducation et de partage, a donc plusieurs fonctions : fil conducteur du récit, elle lance un appel à la mémoire de Suzette revenue sur ces lieux, elle est un hommage nostalgique à cette période ainsi qu’un tribut à l’univers du trucage, et enfin, elle provoque un effet comique irrésistible, en particulier lors des plans de Suzette tournés à Montjardin (11’34’’ à 12’24’’).

Voir archive INA

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MISE EN ABYME

Par Jehanne Bréchet-Bouix

La mise en abyme est une figure récurrente du cinéma de Michel Gondry. Nous sommes face à un réalisateur qui cherche à enchanter le monde : il transfigure le réel, utilise l’onirisme et la poésie pour faire accéder les spectateurs à un autre univers. A l’instar d’Alice de Lewis Carroll traversant le miroir, il n’aura de cesse de briser ce 4ème mur.

Prise de son et montage – Alexandre Liebert

 

 

 

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JEAN GUY

Disparu en 2005, et donc absent du film, Jean-Guy est néanmoins présent, par son évocation, les photos ou les images d’archives Super 8. Son absence plane sur le film, comme elle pèse sous la forme du chagrin et de la culpabilité. Figure du deuil impossible, si vivant à l’écran ou dans les souvenirs évoqués, l’annonce en différé de son décès va être, pour le spectateur, le révélateur de la souffrance de Jean-Yves et de l’âpreté du caractère de sa mère. C’est encore la scierie de Jean-Guy, lors de la projection des rushes hors-champ, qui provoque les larmes de la mère et du fils.
Enfin, Michel Gondry le convoque par le montage qui crée un écho entre le père et le fils. Comme les occurrences signifiantes de Suzette à sa fenêtre, Jean-Guy, accoudé à une fenêtre ouverte à 26’32” (plan identique à celui aperçu plus tôt dans le générique d’ouverture à 5’20”), bien centré, sourit à la caméra. Jean-Yves à 29’8 à la même fenêtre, en contre-plongée et de biais, se brosse énergiquement les dents, et en souriant à la caméra, semble répondre à son père.
Par la grâce du cinéma, la caméra, et donc le spectateur, font office de miroir et abolissent la perception du temps écoulé.

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SUZETTE À SA FENÊTRE

Suzette vue à travers ou devant une fenêtre, est un motif récurrent avec lequel joue Michel Gondry. Pas moins de 15 occurences concernent Suzette. La lumière issue d’une ouverture est toujours une aubaine pour un chef-opérateur, mais le nombre est signifiant, ainsi que leur placement au cours du film : les deux premières, consécutives, prises de l’extérieur ferment la séquence pré-générique du repas. Et deux autres, consécutives et prises de l’extérieur également, à 1h19’, viennent ouvrir la conclusion du film.
Si la fenêtre symbolise la soif de connaissance, la contemplation du monde, l’ouverture aux autres, elle peut en revanche souligner l’encadrement et révéler un certain enfermement, voire une grande solitude (1h19’15’’) .

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L’ESPACE SONORE

Par Jehanne Bréchet-Bouix

Michel Gondry est venu à l’image animée par le biais de la musique, en réalisant les clips de son groupe Oui Oui. Il ne peut donc, par essence, qu’être attentif à la matière sonore d’un film, qu’elle soit illustration musicale ou voix in, hors-champ ou off. Cette matière sonore nous guide vers d’autres espaces physiques, sensoriels et temporels, convoquant la mémoire individuelle ou collective.

Prise de son et montage – Alexandre Liebert

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LE DRAME DU TANCARVILLE

Lors du Drame du Tancarville Reconstitué, qui semble emprunter son titre aux actualités reconstituées des origines du cinéma, Michel Gondry agit précisément comme un psychologue lors d’un psychodrame. Cette démarche thérapeutique permet de déclencher une prise de conscience suite à la distanciation qui découle de la « re »-présentation. Il va demander à Suzette et Jean-Yves de « jouer » la scène de la veille : le ressenti de mise à l’écart de Jean-Yves, ici coincé aux toilettes, et celui de Suzette, harcelée par ses cris, sont ainsi mis à jour, en les présentant une seconde fois. 
En outre, en leur permettant de mettre en scène ce « drame », Gondry leur offre les outils de distanciation. Ils se réapproprient leur histoire, peuvent la travailler comme une matière (par exemple les cris), et se libérer des blocages (au sens propre comme au sens figuré pour Jean-Yves). Soulager grâce à la création, voici une des finalités recherchées par Michel Gondry.

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CONJUGUER RÉALISME ET POÉSIE

La projection, dans les décombres de l’ancienne école, du film de Jean Grémillon, Remorques (1941), fleuron du courant esthétique français appelé Réalisme Poétique, n’est pas anodin. Pour Henri Agel, « Ce courant opère une fusion entre les deux pulsions majeures du Cinéma : le goût du document concret et l’abandon à l’imaginaire affectif ».
A travers ses films, Michel Gondry essaie de réenchanter le monde devant le constat amer de la déliquescence de la société. Le village de Villemagne a vu la mise à l’écart des harkis après leur rapatriement, et a connu l’exode rural. En recréant une projection dans ce qu’il reste de l’école de sa tante, il ressoude une communauté et réactive leur mémoire, par le biais d’images projetées soixante ans auparavant dans ce même lieu. Il témoignera dans un entretien de « la fierté » des habitants du hameau « que l’on redonne une touche de vie à cet endroit calme ».
 La séquence de la projection (de 29’51” à 32’31”) est à ce titre exceptionnelle : véritable film dans le film, elle respecte les codes du documentaire selon l’approche observationnelle (refus de la voix off, du mixage et de la musique additionnelle, tournée en son direct, avec un montage chronologique des séquences filmées…).